L’illusion financière
Directeur de recherche au CNRS, chef économiste de l’Agence Française de Développement… et religieux (jésuite) , Gaël Giraud est un des économistes les plus en vue dans la réflexion sur les limites voire les méfaits de la pensée économique dominante. Il a préfacé et assuré la supervision de l’ouvrage magistral de Steve Keen « L’imposture Economique »- 2014 – voir la chronique
« L’Illusion Financière », c’est d’abord un modèle de pédagogie qui peut être lu par des non- économistes. Et c’est un livre écrit sans langue de bois « La vulgate traditionnelle que l’on enseigne dans les business schools du monde entier au sujet de l’efficacité des marchés financiers est une fable ». « Les prix qui apparaissent sur un marché financier dérégulé n’ont aucune raison de refléter quelque valeur fondamentale que ce soit. Tout ce qu’ils reflètent, c’est, au mieux, l’opinion que les investisseurs ont des anticipations de leurs collègues sur un certain nombre de variables que chacun s’accorde à juger « fondamentales ».
Dans une première partie de l’ouvrage, Gaël Giraud donne une des explications les plus pédagogiques que j’ai lue de la crise financière et économique notamment dans la zone euro qui a ses origines dans le krach financier de 2007. « La crise européenne n’est pas d’abord, une crise des finances publiques, mais une crise de la finance dérégulée. »
En parcourant les premiers chapitres, on comprend les effets pervers de la titrisation, des CDO, des CDS …. La titrisation « consiste à transformer la relation de confiance entre un créancier et son débiteur en un bien de propriété privée ; en revendant sur un marché le titre de créance, le créancier ne vend rien d’autre que la promesse qui le lie à son débiteur « In fine c’est le lien social qui est menacé. Les CDS : « Lorsque Lehman Brothers a fait faillite en septembre 2008, la planète finance s’est rendu compte que sa dette avait été assurée cinquante fois via des CDS. C’est la raison pour laquelle la faillite de Lehman a eu des effets cataclysmiques : le 15 septembre la planète a dû rembourser cinquante fois ceux qui avaient souscrit des assurances sur Lehman. Autrement dit tout s’est passé comme si cinquante Lehman Brothers avaient fait faillite en même temps. »
Les CDS sur les dettes souveraines européennes risquent de jouer le rôle d’un élastique qui relierait deux nageurs en train de se noyer les banques et les Etats (…) Les Etats européens peuvent moins que jamais s’offrir le luxe de laisser se dégrader la situation de leurs banques.
Dans un deuxième temps, partant du constat que la contrainte énergétique compromet largement toute croissance tirée par l’augmentation de la consommation d’énergies fossiles, il argumente sur la voie de sortie qu’est la mise en œuvre d’un programme de transition écologique.
Cela lui donne l’occasion d’une réflexion sur le repositionnement de la monnaie comme un bien commun (alors qu’elle a aujourd’hui été complétement « privatisée » par les banques). « Si nous admettons que la monnaie (liquidité et crédit) devrait être ni un bien privé, ni un bien public, mais un bien commun, alors la liberté de création monétaire dont nous disposons devient un atout. »
A la fin de l’ouvrage, il trace des pistes pour financer la transition écologique. Une croissance verte tirée par des investissements privés est insuffisante, il faut une impulsion politique forte par-delà la logique financière de court terme. « Le financement de la transition énergie-climat doit pouvoir se faire par la création monétaire confiée à une BCE placée sous le contrôle d’une Union politique européenne. »
Ce qui sous-tend tout le discours de Gaël Giraud, c’est l’idée qu’il faut sortir de la réponse politique actuelle qui est inadaptée : la promesse des politiques américains de devenir tous propriétaires ou la promesse d’une prospérité économique à venir par le marché unique européen ont entretenu l’illusion financière au bénéfice des plus riches et a conduit aux crises financières que nous avons connues , mais ce n’est pas un projet commun pour vivre ensemble .
« La transition écologique peut constituer, au moins jusqu’à la fin de ce siècle, le véritable projet collectif qui manque si cruellement à nos sociétés financiarisées ». Toutefois les transformations financières et bancaires au niveau européen qui sont nécessaires pour assurer la transition écologique et pour construire un nouveau projet européen, représentent « un véritable changement de civilisation ».
Tout au long du livre, on voit poindre le philosophe et le religieux derrière l’économiste. Gaël Giraud nous parle de Kant et du Veau d’Or pour nous aider à comprendre qu’« Il s’agit désormais de reprendre notre cheminement vers d’autres figures du lien social , construites à travers le débat démocratique et non sur le rapport de force muet des transactions financières ».