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La fin de la megamachine - Sur les traces d’une civilisation en voie d’effondrement

Fabian Scheidler - Collection Anthropocène des Editions du Seuil 2020

« Nous sommes aujourd’hui les témoins de la manière dont toute une planète est consumée par une machinerie économique globale qui engendre simultanément des quantités abyssales de biens et de déchets, des richesses folles et de la misère de masse, des salariés surchargés de travail et des chômeurs qui tournent en rond ».

L’objet de l’essai de Fabien Scheidler, philosophe, dramaturge et journaliste allemand, est d’essayer de comprendre comment/pourquoi ? notre civilisation qui, dans le monde entier se présente comme porteuse de raison et de progrès, n’est pas capable de changer de cap pour abandonner une voie manifestement suicidaire.

Pour cela il s’appuie sur le concept de «mégamachine» emprunté à l’historien Lewis Munford (1895-1990) pour nommer cette «forme d’organisation sociale qui semble fonctionner comme une machine» et dans lequel les êtres humains ne seraient que des rouages.

« La mégamachine bute au 21ième siècle, telle est l’une des thèses centrales de ce livre, sur deux limites qui, combinées, sont au fond insurmontables »  - Un système économique en crise permanente qui ne bénéficie qu’à un toujours plus petit nombre ( le mythe du progrès permanent s’effondre) et surtout les limites physiques de la planète.

Pour nous faire comprendre la genèse de la Mégamachine, l’auteur balaye d’abord 5000 ans d’histoire depuis les temps préhistoriques (chapitres un à cinq) et se concentre ensuite les 500 dernières années (chapitres six à onze).

Tout démarre avec les métaux : « L’introduction des métaux a coupé la société entre la minorité qui était en mesure de se procurer et travailler le bronze et les autres qui n’y avaient pas accès ». Alors que les sociétés précédant la découverte des métaux étaient très égalitaires, cet accès à des métaux, et donc à des armes, a décuplé le pouvoir physique de certains hommes sur d’autres. Ainsi est apparu le pouvoir absolu d’un homme sur un autre homme qu’est l’esclavage. 

Mais pour que se développe ce pouvoir de l’homme sur l’homme, il a fallu que se développent d’autres tyrannies : le pouvoir socioéconomique – traduit par la propriété privée et le marché –   et le pouvoir idéologique. En matière économique, l’histoire officielle veut que l’économie de marché soit issue d’une évolution naturelle « La manière dont les marchés sont apparus montre tout autre chose : des histoires qui mettent la guerre et l’esclavage au premier plan ».

Pour développer leur pouvoir, les couches dominantes ont développé une idéologie compatible avec leur vision du monde qui a culminé avec l’apparition d’un dieu souverain.  « Ce qui caractérise aussi bien la version théologique de la toute-puissance que sa version technocratique, c’est l’idée que la nature – même la nature humaine – peut et doit être dominée. » 

Après avoir parcouru avec nous les 5000 ans au cours durant lesquels s’est mise en place la capacité de certains hommes à dominer les autres physiquement, économiquement et idéologiquement, l’auteur «  zoome » sur les 500 dernières années où est née une « Mégamachine » basée sur « Une économie qui vise l’accroissement sans fin du capital, des Etats nations dotés d’appareils militaires, policiers et administratifs centralisés, et une idéologie qui présente l’expansion de ce système comme une mission providentielle dans l’histoire de l’humanité » .

Cette partie est divisée en 5 chapitres dans lequel l’auteur fait une relecture passionnante de l’histoire, avec un point de vue décentré de l’histoire officielle - celle racontée par les vainqueurs -  :

• La réorganisation du pouvoir et la naissance du système-monde moderne ( 1348-1648)

• Les sciences mécanistes, les appareils d’Etat et l’homme machine ( 1600-1800) 

• Charbon, marché total, guerre totale ( 1712-1918) 

• Le contrôle de la mégamachine et la lutte pour la démocratie ( 1787-1945)

• Le boom de l’après-guerre, la contre-culture et les limites du système ( 1945- …) 

 

Extraits choisis de cette relecture de l’histoire :

« L’État autoritaire ne fut pas la seule institution monstrueuse créée au début des Temps modernes. Aussi puissante que lui, si ce n’est même plus, et tout aussi monstrueuse, est une deuxième institution, étroitement liée à lui : la société anonyme ».

Elle est donc quelque chose comme une machine – une machine avec des propriétés anthropomorphiques – dont le seul but est l’accumulation sans fin d’argent. Certes, les engrenages et les rouages de ce gigantesque cyborg sont en majeure partie faits d’humains, mais ces humains sont complètement concentrés sur la fonction qu’ils exercent au service du but suprême de la machine. S’ils ne servent pas ce but, la machine les jette dehors.

En revanche, avec la monstrueuse force d’expansion et de destruction de la mégamachine qui embrasse la Terre entière, nous avons entre temps atteint des seuils globaux qui touchent presque tous les systèmes importants pour la vie humaine : les sols, les forêts, les mers, le climat, la biodiversité et le cycle de l’eau

  La grande machine se précipite peu à peu dans le mur et ses pilotes jouent à l’aveuglette sur divers régulateurs, ce par quoi ils ne font au final qu’empirer la situation. Car les seuls dispositifs qui pourraient maintenant nous être d’une aide quelconque n’ont jamais été installés : un frein et une marche arrière ».

Dans un dernier chapitre, l’auteur donne des pistes pour sortir de la mégamachine :  bien entendu sortir de la logique d’accumulation du capital ( « couper les vivres aux multinationales ») , reposer la question de la propriété, lutter contre la violence structurelle des dettes…,   mais aussi travailler à de nouvelles formes d’auto organisation locales «  Ce qui pourrait prendre la relève de notre mégamachine dévastatrice, ce n’est pas forcément un système, mais plutôt une pluralité de formes d’organisation sociale très variables en fonction des régions » . Il s’agit aussi de restaurer une vraie démocratie et de renoncer à l’idée de dominer la nature. Et il termine le chapitre en nous proposant de « reculturer nos pratiques économiques et nos institutions sociales qui au cours des derniers siècles ont été coupées de leurs dimensions culturelles ».

Dans la version française publiée en octobre 2020 ( la première version a été publiée en Allemagne en 2015) , l’auteur a rajouté une postface sur la crise du coronavirus qui, comme le krach financier de 2008-2009 a mis «  en lumière la vulnérabilité et l’instabilité croissante de l’ordre mondial actuel ».

Un livre absolument passionnant, à la fois très bien documenté et d’un style très fluide, qui en nous racontant l’histoire avec un point de vue décentré de l’histoire officielle - celle racontée par les vainqueurs - nous donne des clés pour comprendre comment s’est mis en place la mégamachine, combinant des structures sociales de domination, renforcées depuis 5 siècles par un capitalisme guidé uniquement par la logique de l’accumulation. Un ouvrage indispensable pour commencer à bifurquer car « Seul celui qui connaît sa propre histoire peut être capable de l’infléchir. Il en va de même des systèmes sociaux qui sont bel et bien constitués d’êtres humains ».